(all. Zug ; angl. linear progression ; port. linha conjunta)
Ligne ascendante ou descendante par mouvement conjoint, élaborant un accord. L’idée schenkérienne de la ligne conjointe doit se comprendre dans le contexte du concept d’«espace tonal», l’espace qui sépare les notes d’une triade. La ligne conjointe, à strictement parler, se déploie nécessairement dans un espace tonal, donc entre les degrés 1, 3, 5 et 8 de la triade. Il peut s’agir d’une ligne de tierce (de 1 à 3 ou de 3 à 5, ou inversement), de quarte (de 5 à 8 ou inversement), de quinte (de 1 à 5 ou inversement), de sixte (de 3 à 8, de 5 à 3 en montant, ou inversement), d’octave (de 1 à 8), etc. Toute ligne conjointe prend son point de départ dans une arpégiation, dont elle vient combler le mouvement disjoint. Par conséquent, les lignes conjointes réalisent toujours le passage d’une voix à l’autre d’un accord.
Ce qui rend l’analyse des lignes conjointes relativement complexe, c’est qu’elles peuvent comporter des fragments appartenant à différents niveaux hiérarchiques. Considérons l’exemple 89.3 de L’Écriture libre, concernant les mes. 1-16 du premier mouvement de la Symphonie en sol mineur, KV550, de Mozart, reproduit dans l’article Zug de W. Drabkin dans le New Grove Online :
Schenker écrit: «la ligne de sixte n’est engendrée que par l’extension d’une ligne de quarte qui se prolonge vers une voix médiane». Il indique par là que l’extension de la ligne, la–sol–fa#, est secondaire par rapport à son début, ré–do–sib–la : le fragment la–sol–fa# participe à l’élaboration de l’accord de dominante. La ligne de quarte, par contre, ne peut pas être comprise comme l’élaboration d’un seul accord : la tierce ré–do–sib appartient au déploiement de l’accord de tonique (sol mineur), mais la dernière note, la, appartient à celui de dominante (ré majeur). En outre, c’est bien la qui appartient à la ligne principale, puisque la suite de la ligne de tierce «se prolonge vers une voix médiane».
Il semblerait donc que la ligne de sixte se forme plutôt de deux lignes de tierce, la première, ré–do–sib, dans l’espace tonal 5–3 de l’accord de sol mineur ; la seconde, la–sol–fa#, dans celui de l’accord de ré majeur ; c’est de cette manière, d’ailleurs, qu’elle est représentée dans la «table de la ligne originelle» de l’analyse détaillée dans Das Meisterwerk in der Musik II (table dépliante entre les p. 116 et 117). La raison pour laquelle Schenker parle néanmoins d’une ligne de quarte, dans L’Écriture libre, est qu’il s’agit d’une ligne interrompue, qui aurait dû parcourir une quinte, ré–do–sib–la–sol, s’inscrivant dans l’espace tonal 5–1 de l’accord de sol mineur, mais à laquelle manque la dernière note parce que la ligne s’interrompt avant d’avoir atteint son but.Les lignes conjointes peuvent être incomplètes d’autres manières, notamment lorsqu’une de leurs notes est remplacée par une autre, tout en étant suggérée par l’harmonie. Dans l’exemple ci-dessous, les premières mesures de la Sonate op. 109 de Beethoven, la ligne de basse descend de mi2 à mi1. Fa#1 est remplacé par si0 pour marquer la cadence parfaite, mais il demeure néanmoins implicite dans l’accord de si majeur; en outre, la voix supérieure répond à la basse par un échange des voix, mi3–fa#3–sol#3 au dessus de sol#1–fa#1–mi1, à la mes. 3, après un arpège descendant de mi majeur. La ligne de basse est doublée en dixièmes parallèles par la voix d’alto, qui descend de sol#3 à sol#2, et la voix de ténor double alternativement le soprano et la basse, comme indiqué par les liaisons pointillées. C’est la ligne de basse qui régit le passage entier: elle forme la ligne directrice, dont toutes les autres voix dépendent et qui exprime au mieux l’élaboration de l’accord de mi majeur.
De toutes les lignes conjointes, la première est évidemment la ligne originelle de l’œuvre considérée, qui se déploie en descendant depuis 3, 5 ou 8 vers 1 de la triade de tonique. Elle donne naissance à une harmonie nouvelle grâce à sa rencontre avec l’arpégiation de la basse, au moment où le ^2 de la ligne conjointe, se superposant au V de la basse (son diviseur à la quinte), donne naissance à un nouvel accord (et donc à de nouveaux espaces tonals ouverts à de nouvelles lignes).
Dans L’Écriture libre (§ 113-124), Schenker décrit ensuite les «lignes conjointes du premier niveau», qui ont leur point de départ (si elles descendent) ou d’arrivée (si elles montent) dans une note de la ligne originelle : puisque les lignes conjointes relient nécessairement entre elles plusieurs voix de l’accord, ce sont des lignes descendant vers une voix intérieure, ou montant depuis une voix intérieure. Les cas des lignes conjointes des niveaux ultérieurs sont plus variés.
Le concept de la ligne conjointe est donc relativement simple dans son principe, mais plus difficile à mettre en œuvre en pratique ; il est inséparable de celui de la «fluidité mélodique», qui occupe une place relativement importante dans le premier volume du Traité de contrepoint, comme caractéristique de l’écriture stricte du contrepoint à deux voix.
Zug est un mot très polysémique en allemand : Schenker l’a utilisé d’abord, par exemple dans son Harmonielehre, dans diverses significations moins spécifiques que celle décrite ci-dessus, notamment pour dénoter des «traits» particuliers d’une œuvre (par exemple des traits modaux). L’usage du mot pour désigner des lignes conjointes semble apparaître dans le volume 2 de Der Tonwille, en 1922, en particulier dans l’analyse de la Sonate op. 2 no 1 de Beethoven.
NM