Élaboration

(all. Auskomponierung, angl. elaboration, compositional unfolding, composing-out; all. Prolongation, angl. prolongation)

Toute œuvre tonale prend son origine dans l’harmonie de tonique, qu’il faut considérer d’abord comme une abstraction sans durée. La transformation de cette abstraction en une composition réelle consiste à l’inscrire dans le temps, dans la durée, et à l’amener ainsi à la conscience. Ce processus est souvent nommé prolongation dans la tradition schenkérienne moderne.

Schenker lui-même, cependant, utilise le mot allemand Prolongation (qui n’est pas un mot très courant dans cette langue) dans un sens un peu différent, peut-être inspiré de la terminologie juridique: Prolongation, pour lui, c’est l’extension de l’application de règles ou de lois, en l’occurrence celles du contrepoint strict, à un champ plus large, celui de l’écriture libre. C’est en ce sens que ses «tables de prolongation» montrent d’abord une structure originelle en contrepoint à deux voix, d’écriture «stricte», puis ses développements dans une écriture de plus en plus ornée. Ces tables concernent généralement la pièce analysée dans son ensemble: elles montrent comment la «prolongation» s’y réalise, c’est-à-dire comment des libertés y sont prises par rapport aux lois de l’écriture stricte.

Les procédés par lesquels ce résultat est obtenu sont décrits plutôt sous le terme Auskomponierung, dont le préfixe Aus– dénote un sens comparable à celui du latin ou du français e(x)–, marquant ici le changement d’état et l’achèvement (et, dans une moindre mesure, l’éloignement ou l’extériorité). C’est dans ce sens que l’on trouve la traduction anglaise d’Auskomponierung en composing-out. Il n’est évidemment pas possible d’imaginer une traduction française du type «e-composition», à laquelle est préférée élaboration; mais le «labeur» impliqué dans ce mot doit évidemment se comprendre en tant que travail de composition.

L’élaboration, c’est donc l’ensemble des procédés par lesquels se réalise la prolongation, c’est-à-dire par lesquels la structure originelle abstraite (l’harmonie de tonique) s’inscrit dans la durée. Dans la mesure où l’harmonie originelle constitue l’«espace tonal» de l’œuvre, les procédés d’élaboration sont d’abord des procédés de remplissage de l’espace: notes de passage, engendrant des lignes conjointes, et notes voisines (broderies, etc.). Mais ce sont aussi tous les autres procédés d’ornementation et de diminution que décrit l’analyse schenkérienne, notamment l’interruption, le transfert de registre, le couplage, la montée initiale, les lignes entre les voix, le déploiement, la surmarche, la mixture, etc.

À titre d’exemple, considérons la présentation par Schenker de la prolongation du Petit Prélude en do mineur, BWV 999, dans Der Tonwille, vol. 5 (1923), p. 3. C’est la première fois que Schenker propose une image de ce type, qui montre la prolongation en trois étapes successives, marquées a), b) et c). La ligne de chiffres précédés de la lettre T. en haut de l’image renvoie aux numéros des mesures. La partie de basse n’apparaît qu’à l’étape c): Schenker, à cette époque, accordait encore une importance primordiale à la ligne mélodique, la «ligne originelle».

Ce Prélude présente la particularité de se terminer par une demi cadence. La ligne originelle est donc ^5–^4–^3–^2. Comme l’explique Schenker, l’accord V d’une demi cadence doit normalement être majeur. Le premier niveau de la prolongation, en a), consiste à faire précéder l’accord majeur, qui n’apparaît qu’à la mes. 34, de l’accord mineur, dès la mes. 13. La tierce majeure, si bécarre, n’est pas introduite par un mouvement chromatique ascendant depuis si bémol, mais bien par une ligne descendant depuis , comme on le voit en b). Il s’agit d’une ligne vers une voix intérieure, puisque , ^2, est implicitement maintenu jusqu’à la fin, même s’il ne réapparaît qu’à la mes. 42; cette voix supérieure remonte brièvement à sol, mes. 42-43. La dernière partie de la figure, en c), montre une étape supplémentaire: deux arches mélodiques, la première, mes. 17-32, qui monte à do4 et redescend à si2; la seconde, mes. 35-41, dont le mouvement est plus restreint, montant à la3 et redescendant à mib3; l’écriture de ces mouvements en triples et doubles croches vise à souligner leur caractère d’ornement, «rappelant les fioritures rapides de l’écriture de clavier chez Jean Sébastien et Carl Philip Emanuel Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Chopin, etc.». La basse fait apparaître les harmonies principales, I–#IV–V. Le mot Teiler y indique le «diviseur à la quinte», c’est-à-dire l’ornementation de l’accord de sol par celui de sa quinte, majeur. Le dernier niveau de prolongation, celui qui mène à la partition elle-même, est représenté par la «Table de la ligne originelle», dans une figure dépliante qui n’est pas reproduite ici.

Ces étapes successives constituent des prolongations au sens indiqué ci-dessus, des libertés de plus en plus grandes prises par rapport à l’écriture stricte; les moyens mis en œuvre pour les réaliser sont des élaborations.

NM

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